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Un lecteur nous a envoyé une série de fiches de lectures (reçues le 15/12/99). Nous avons détaché des extraits de celle consacrée au livre « Le grand échiquier » de Zbigniew Brzezinski, paru chez Bayard. C'est éloquent…
[Il s'agit] d'une vision de géostratégie s'inscrivant dans une eschatologie terrifiante. Le but est clair : asseoir et renforcer le rôle dominant des Etats-Unis comme première puissance mondiale ; pour cela, nous dit Brzezinski, il faut à tout prix empêcher l'émergence d'une puissance sur le continent eurasien capable de rivaliser avec les Etats-Unis. Les Etats-Unis doivent veiller au respect légitime de la primauté américaine sur cette Eurasie, car ses objectifs sont " généreux ". Ainsi, dans cette logique implacable, défier l'Amérique serait agir contre " les intérêts fondamentaux de l'humanité ". Tout est dit.
La fin de la seconde guerre mondiale fait émerger un monde bipolaire, et le temps de la guerre froide voit se mettre en place des enjeux géopolitiques clairement définis : les Etats-Unis contre l'Eurasie (URSS), avec le monde comme enjeu. Avec l'effondrement et l'éclatement de l'Union Soviétique, les Etats-Unis deviennent, nous dit Brzezinski, " la première puissance globale de l'histoire ".
Brzezinski note que la France en premier lieu (jusqu'en 1815), puis la Grande-Bretagne (jusqu'en 1914) ont eu leur période de prééminence. Mais, aucun de ces empires n'a vraiment été global. Le fait que les Etats-Unis se soient élevés au rang de puissance globale est, lit-on, unique dans l'histoire. Ce pays a un appareil militaire qui est le seul à avoir un rayon d'action global. cette suprématie américaine repose également, apprend t-on, sur un système élaboré d'alliances couvrant la planète. L'OTAN, l'APEC, le FMI, l'OMC, etc. (dans lesquels les Etats-Unis ont un rôle prépondérant, sinon directif) constituent un réseau mondial actif et incontournable dans la constitution et la conservation de la puissance globale américaine. Le maintien de la prééminence des Etats-Unis dans le monde va de pair avec la paix dans le monde. L'enjeu est l'Eurasie, nous dit Brzezinski ; C'est l'Eurasie qui est " l'échiquier ", c'est là que se déroule le jeu pour la domination mondiale. Apparaît alors la phobie des Etats-Unis : une éventuelle unité politique de l'Eurasie. Et l'auteur d'établir l'univers des possibles, la recension des différents cas de figures qui feraient que les Etats-Unis seraient en position d'affaiblissement ; nous apprenons que l'hégémonie américaine est superficielle, et qu'elle ne passe pas par un contrôle direct sur le monde. C'est ce qui distinguerait l'Amérique des empires du passé.
Les Etats eurasiens possédant une réelle dynamique géostratégique gênent les Etats-Unis, il s'agit donc pour ces derniers de formuler des politiques spécifiques pour contrebalancer cet état de fait. Ceci peut se faire par trois grands impératifs : " éviter les collusions entre vassaux et les maintenir dans l'état de dépendance que justifie leur sécurité ; cultiver la docilité des sujets protégés ; empêcher les barbares de former des alliances offensives ". Tout le programme des Etats-Unis est là. Pour la poursuite de son analyse, Brzezinski distingue les " acteurs géostratégiques " (France, Allemagne, Russie, Chine et Inde) des " pivots géopolitiques " (Ukraine, Azerbaïdjan, Corée, Turquie et Iran). Les premiers sont en mesure de modifier les relations internationales, " au risque d'affecter les intérêts de l'Amérique " ; les seconds ont une position géographique leur donnant " un rôle clé pour accéder à certaines régions ou leur permet de couper un acteur de premier plan des ressources qui lui sont nécessaires ".
La Russie, joueur de premier plan malgré l'affaiblissement de son Etat, n'a pas tranché quant à son attitude vis à vis des Etats-Unis : partenaire ou adversaire ? La Chine, puissance régionale importante, a des ambitions élevées : la Grande Chine. Le Japon, puissance internationale de premier ordre mais qui ne souhaite pas s'impliquer dans la politique continentale en Asie. Maintenir les relations avec le Japon est un impératif pour les Etats-Unis, ne serait-ce que pour maintenir la stabilité régionale. L'Inde, qui se définit comme un rival de la Chine, est le seul pôle de pouvoir régional en Asie du Sud ; cependant ce pays n'est pas gênant pour l'Amérique car il ne contrarie pas les intérêts américains en Eurasie. L'Ukraine, l'Azerbaïdjan : le sort de ces deux pays dicteront ce que sera ou ne sera pas la Russie à l'avenir.
La Turquie, facteur de stabilité dans la Mer Noire, sert de contrepoids à la Russie dans le Caucase, d'antidote au fondamentalisme islamique, et de point d'ancrage au Sud pour l'OTAN. Brzezinski nous fait là un chantage à l'islamisme pour que la Turquie intègre l'Union Européenne : " l'Amérique va profiter de son influence en Europe pour soutenir l'admission éventuelle de la Turquie dans l'UE, et mettre un point d'honneur à la traiter comme un état européen " afin qu'Ankara ne glisse vers les intégristes islamiques. Mais les motifs américains sont aussi plus prosaïques : les Etats-Unis soutiendront " avec force l'ambition qu'ont les Turcs de mettre en place un pipeline reliant Bakou à Ceyhan qui servirait de débouché à la majeure partie des ressources en énergie du bassin de la mer Caspienne ". L'Iran est, curieusement, un élément stabilisateur dans la redistribution du pouvoir en Asie Centrale ; il empêche la Russie de menacer les intérêts américains dans la région du golfe persique. " Il n'est pas dans l'intérêt des Etats-Unis de continuer à avoir des relations hostiles avec l'Iran ". Mais les véritables raisons pointent quelques lignes plus bas, avec " la participation des Etats-Unis au financement de projets de pipelines entre l'Iran, l'Azerbaïdjan et le Turkménistan ".
Vis à vis de l'Europe, les USA sont, dans les principes tout au moins, pour la construction européenne ; cependant, leur souhait est une Europe vassale. L'OTAN est non seulement le support essentiel de l'influence américaine mais aussi le cadre de sa présence militaire en Europe de l'Ouest. Pour autant, c'est un réel partenariat que souhaite l'Amérique. La problématique géostratégique européenne sera, lit-on, directement influencée par l'attitude de la Russie et de sa propre problématique. Et pour faire face à toute éventualité, les Etats-Unis doivent empêcher la Russie de " recouvrer un jour le statut de deuxième puissance mondiale " ; à terme, ce pays posera un problème lors de son rétablissement comme " empire ". L'Asie centrale, zone inflammable, pourrait devenir le champs de violents affrontements entre Etats-nations. Le Golfe persique est une chasse gardée des Etats-Unis ; " la sécurité dans cette zone est du ressort de l'Amérique ". On comprend mieux les enjeux de la guerre menée contre l'Irak. Le défi du fondamentalisme islamique quant à lui " n'est guère stratégique " ; ce qui expliquerait l'attitude ambiguë des USA à l'égard de celui-ci.
La Chine pour sa part évolue, mais l'incertitude demeure quant à sa démocratisation. Brzezinski note que dans le cas de l'émergence d'une " grande Chine ", le Japon resterait passif ; cette neutralité cause quelques craintes aux Etats-Unis. De plus, les Etats-Unis doivent se prémunir contre l'éventualité d'un développement de l'axe sino-japonais. L'Amérique doit faire des concessions à la Chine si elle veut traiter avec elle ; " il faut en payer le prix " nous dit l'auteur. Toujours dans cette zone, la mesure impérative de la stratégie US est " le maintien de la présence américaine en Corée du Sud " ; elle est d'" une importance capitale ". Une autre crainte américaine serait la naissance d'une grande coalition entre la Chine, la Russie et peut-être l'Iran ; une coalition anti-hégémonique, " unie par des rancunes complémentaires ". Enfin, pour maintenir la primauté américaine, la solution adoptée et recommandée est " l'intégration de tous ces Etats dans des ensembles multilatéraux, reliés entre eux, et sous l'égide des Etats-Unis ".
Brzezinski nous fait un tableau sans concession de l'Union Européenne : les Etats européens dépendent des Etats-Unis pour leur sécurité ; une " Europe vraiment européenne n'existe pas " ; et poursuit-il, " sans détour, l'Europe de l'Ouest reste un protectorat américain ". " Le problème central pour l'Amérique est de bâtir une Europe fondée sur les relations franco-allemandes, viable, liée aux Etats-Unis et qui élargisse le système international de coopération démocratique dont dépend l'exercice de l'hégémonie globale de l'Amérique ". Observant la politique européenne et son évolution récente, Brzezinski nous dit que la lutte contre la montée " de l'extrémisme politique et du nationalisme étriqué " doit se faire par la constitution " d'une Europe plus vaste que la somme de ses parties - c'est à dire capable de s'assigner un rôle mondial dans la promotion de la démocratie et dans la défense des droits de l'homme ". Quant au couple franco-allemand est primordial pour les intérêts américains ; une remise en cause de cette unité " marquerait un retour en arrière de l'Europe ", et serait " une catastrophe pour la position américaine sur le continent ". Il est clair également que les Etats-Unis se servent de l'Allemagne (dominant économiquement en Europe) pour canaliser et " tenir " la France.
Dans sa conclusion, nous lisons " qu'aucun problème d'importance ne saurait trouver d'issue contraire aux intérêts des Etats-Unis " puisque ces derniers jouent désormais le rôle d'arbitre en Eurasie, et qu'ils sont devenus " la nation indispensable de la planète ". Priorité est donc donnée à la gestion de l'émergence de nouvelles puissances mondiales " de façon à ce qu'elles ne mettent pas en péril la suprématie américaine ". Ainsi, quand Brzezinski prône la création d'un " accord de sécurité transeurasien prévoyant l'élargissement du Traité de l'Atlantique Nord ", il ne fait que poursuivre la méthode qui consiste à lier les nations par des traités, des accords mondiaux, à les noyer dans des organismes multinationaux pour mieux les assujettir aux intérêts américains. Le rôle à venir des Etats-Unis sera un " rôle décisif ", celui " de stabilisateur et d'arbitre en Eurasie ".
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